Cambodge : un bilan décevant pour le tribunal chargé de juger les anciens khmers
Le tortionnaire du régime khmer rouge, Douch, est mort la semaine dernière. Il ne reste désormais plus qu’un seul ancien dirigeant, Yim Tith, encore vivant derrière les barreaux. Dix-sept ans après la création du tribunal spécial chargé de juger les crimes du régime, les procédures sont minées par des dissensions internes.
L’annonce au Cambodge, le 2 septembre, de la mort de Douch, le responsable de la prison politique des Khmers rouges où ont péri près de 15 000 personnes de 1975 à 1979, n’a pas fait les gros titres des journaux. Dans les rues de la capitale, la nouvelle n’a pas soulevé plus d’émotion, notamment auprès de la jeune génération.
« Douch ? Ah oui, je vois qui c’est, mais je ne savais pas qu’il était mort », répond Sreynith, sur le parvis de l’Université royale de droit de Phnom Penh. Phiroun, un étudiant en droit des affaires, se dit plus préoccupé par le retard pris dans ses études à cause du coronavirus. « J’entendais parler du tribunal à l’époque des procès, mais là je ne sais plus ce qu’il s’y passe et ça ne m’intéresse pas », lâche-t-il.
Quatorze ans de procédure judiciaire
Quatorze ans après la création des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC), parrainées par l’ONU, seuls trois anciens dirigeants khmers rouges ont été jugés : Douch, puis Nuon Chea, le « Frère numéro 2 », et Khieu Samphan, le chef de l’État. Nuon Chea est mort l’année dernière, deux autres accusés sont morts avant d’avoir été jugés, quarante-cinq ans après la tragédie.
Celle-ci avait fait près de deux millions de victimes (d’épuisement, de famine, de maladie ou de tortures ou à la suite d’exécutions), soit le quart de la population cambodgienne à l’époque. Dans des dossiers différents, trois autres anciens chefs des Khmers rouges ont été mis en examen : Meas Muth, ancien commandant de la marine khmère rouge, et deux responsables de districts, Ao An et Yim Tith. La police avait d’abord refusé de les arrêter. Puis, un non-lieu avait été rendu pour Meas Muth en 2018, décrié par les victimes constituées en parties civiles.
Le bilan judiciaire du tribunal pourrait s’arrêter aux trois condamnés
La Cour suprême des CETC a tranché en août dernier en faveur de la fin des poursuites contre Ao An. « Il n’y avait pas d’accord après treize ans d’enquête sur le fait qu’Ao An relevait de la compétence des CETC », a-t-elle déclaré dans un communiqué. Il est donc probable que le même sort soit réservé à Yim Tith, et que le bilan judiciaire du tribunal s’arrête donc aux trois condamnés des premiers dossiers.
Dans cette cour hybride, les juges cambodgiens et internationaux ont toujours été divisés quant à la suite des poursuites. Leurs décisions devaient être prises à la majorité des 4/5, qu’ils n’ont jamais obtenue. L’accord initial des CETC, arraché après d’âpres négociations entre l’ONU et le premier ministre Hun Sen, prévoyait que seuls les « hauts dirigeants » du Kampuchea démocratique et « les plus responsables » soient traduits en justice.
Hun Sen, lui-même un ancien Khmer rouge ayant fait défection, s’est toujours montré réticent au tribunal. « Nous devrions creuser un trou pour y enterrer le passé et regarder l’avenir avec une ardoise vierge », avait-il déclaré en 1998.
Ce tribunal a coûté près de 350 millions d’euros
« L’indépendance judiciaire n’a pas été garantie, c’était le gouvernement et non les autorités judiciaires qui semblaient décider si les accusés remplissaient les critères pour être jugés ou non », explique Heather Ryan, de l’ONG Open Society Justice Initiative, qui a publiquement demandé à l’ONU de se retirer des procédures en avril dernier.
« Continuer à consacrer des ressources à ces affaires est un gaspillage et affaiblit encore la crédibilité de la cour », ajoute-t-elle. L’ardoise du tribunal financé en partie par des donateurs internationaux s’élève à près de 350 millions d’euros.
« Les procès étaient trop longs et cela a généré beaucoup de frustrations du côté des victimes, déclare Youk Chhang, le directeur du centre de documentation DC-Cam qui a mis à disposition du tribunal l’ensemble des preuves collectées. Mais le tribunal a eu le mérite d’exister : il nous a confrontés au passé et a créé une nouvelle culture du débat. Oublier est un crime, se souvenir est une forme de justice. »
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Des Khmers rouges au procès
1975. Les Khmers rouges prennent le pouvoir et veulent construire une utopie marxiste. Près de deux millions de Cambodgiens sont morts des purges, de famine et des exterminations.
1979. Les Vietnamiens les chassent du pouvoir, et le mouvement s’effondre à la fin des années 1990.
1998. Mort de Pol Pot, « Frère numéro un », qui ne sera jamais jugé, tout comme un autre leader, Ta Mok, décédé en 2006.
2003. Création du tribunal spécial pour le Cambodge avec l’ONU et le Cambodge, après des années de négociations. La peine de mort est exclue ainsi que les compensations financières aux victimes.
2012. Condamnation à perpétuité pour « crimes de guerre » et « crimes contre l’humanité » de Douch, et de Nuon Chea et de Khieu Samphan pour « génocide ».
2020. Décès de Douch à l’âge de 77 ans.
Par Éléonore Sok-Halkovich – La Croix – 8 Septembre 2020
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